Lundi 29 Avril 2024 - Sensations Normandie Seine - Rouen

Des Normandes face au « manterrupting », quand les hommes coupent systématiquement la parole aux

À chaud. Un mot pour une pratique sexiste. Avec le « manterrupting », c’est une habitude tenace qui est dénoncée.

«Le manterrupting vous dîtes ? C’est tellement ancré ces choses-là que je ne savais pas que ça avait un nom ! » Pour l’association féministe Putain de guerrières comme pour les nombreuses femmes interrogées, si le terme n’est pas toujours connu, la pratique, elle, n’a rien d’une nouveauté. Le mot apparaît courant 2015 dans une chronique du New York Times, pour décrire la pratique qu’ont certains hommes de couper la parole de leur interlocutrice en raison de leur genre. Souvent pour moquer, déformer ou s’attribuer le mérite de leurs propos. Pour combattre les choses, encore faut-il les nommer. Le terme rejoint ainsi la galaxie naissante des termes qui désignent des comportements sexistes. Après le « manspreading » (ou « syndrome des boules de cristal », lorsque les hommes prennent beaucoup de place, assis dans les transports, en écartant les jambes), le « mansplaining » (ou « mecsplication », lorsque les hommes expliquent aux femmes des choses qu’elles savent déjà), voici venu le « manterrupting ».

« Au début de ma carrière, je m’étais opposé à un des choix de mon responsable. Il m’a coupée, m’a balancé une pièce d’un euro et m’a dit : “vous êtes mignonne, vous allez y arriver. ” Tout le monde a rigolé. Pas moi », se souvient cette cadre rouennaise trentenaire. Comme elle, beaucoup de femmes interrogées préfèrent rester anonymes. « Oui, bien sûr, certains hommes essayent d’interrompre les femmes, ils considèrent certainement qu’on a des choses moins intéressantes qu’eux à dire », commente cette jeune architecte, qui préfère rester « discrète » parce qu’elle lance son entreprise dans l’agglomération rouennaise.

« Je constate le plus souvent que ce sont ceux qui se défendent le plus d’être sexistes qui coupent les femmes, qui ont des petits gestes ou des phrases déplacées », note de son côté une responsable dans le secteur des médias. Dans la sphère professionnelle, d’autres femmes relativisent l’importance de la pratique. C’est le cas de Marine Caron, seule tête de liste féminine aux élections municipales de Rouen et professeure de communication : « Je ne connais pas le terme et je ne pense pas l’avoir subi. C’est du fait de mon tempérament : je ne me laisse pas faire. Je suis perfectionniste, donc dès que je dois m’exprimer, je le fais de la façon la plus claire et la plus poussée possible », assure-t-elle, décidément en campagne.

« Du sexisme ordinaire »

« Le portuaire est d’office un métier d’hommes, explique Véronique Lépine, présidente du Groupement du Havre des armateurs et agents maritimes. Si vous montez en responsabilité dans un métier d’homme, c’est que vous savez vous faire respecter. Je ne leur laisse pas le choix, s’ils m’interrompent, je les arrête. »

« J’en entends parler, mais pour l’instant, ce n’est pas appréhendé par la législation », tranche Éric Hébert, inspecteur du travail pour la Direccte dans l’Eure, à Évreux. « On se rapproche toutefois du harcèlement, dans la mesure où il s’agit d’une dégradation des conditions de travail », juge-t-il.

Dans la sphère privée aussi, les mauvaises pratiques semblent avoir la vie dure. « Dans l’intime, en médiation conjugale, je reçois des couples et je vois des schémas se reproduire », rapporte Maryline Cotton, conseillère conjugale à Rouen. « Lorsqu’un enfant souhaite faire une expérience, comme un stage ou un voyage à l’étranger, si le père n’y voit pas d’intérêt, il coupe et dit immédiatement non.  La mère écoute en premier, et essaye d’abord de comprendre. C’est un mécanisme genré », analyse-t-elle. « Le manterrupting est à comprendre dans la globalité du sexisme ordinaire », selon Gaëlle Tanasescu, cheffe de service du Caps (Comité d’action et de promotion sociales), à Sotteville-lès-Rouen. Se faire couper la parole, ça va avec se faire siffler dans la rue ou encore lorsque le notaire regarde monsieur quand on parle d’argent. Toutes ces petites choses insidieuses nous impactent et nous fatiguent. Si les femmes ont tendance à se taire en réunion, c’est parce qu’elles doivent déployer plus d’énergie pour se faire entendre. »

La route vers l’égalité de la parole risque d’être longue. « C’est tellement dans les habitudes que nous ne faisons peut-être pas assez attention », glisse la Havraise Karine Soyer, de l’association Femmes et Challenges, qui se défend d’être « une féministe. Tout ce que nous voulons, nous, c’est que tout le monde soit traité sur un pied d’égalité ». Tout simplement être respectées.

Repères1975. Dans une étude, des chercheurs de l’université de Californie montraient que les hommes étaient responsables de 99 % des interruptions de parole.2012. Les chercheurs de l’Université de Princeton démontrent que les hommes dominent à 75 % le temps de parole en réunion. En 2014, selon une autre étude, en moyenne, les hommes coupent encore deux fois plus la parole que les femmes.